Journal de Joaquina Rosario Montes
Le carnet rouge : Journal de Rosario Joaquina Montes durant son séjour nîmois (mars-avril 2006)
18 mars : Jour de mon arrivée en France, au petit matin, dans un aéroport glacial et pourtant surchauffé. J’ai tout de suite pris le train pour le Sud de la France où m’attendaient des amis d’Oaxaca venus passer deux ans à Nîmes dans une communauté d’artistes. Ils vivent dans une sorte de bateau arrimé au sol par des filins d’acier que l’architecte a baptisé Nemausus et qui a longtemps effrayé les habitants. Cette ville semble s’être vouée depuis l’Antiquité à l’architecture : ici tout est pierre, Arènes, fontaines, Maison carrée, etc… Sans oublier le vent qui souffle plus souvent qu’ailleurs et fait vibrer le bâtiment comme une carlingue déglinguée. Mais, m’a-t-on dit, moins qu’à Avignon, ville voisine et papale. Nîmes, m’informent mes amis, est une vieille ville protestante tandis qu’Avignon est une vieille ville catholique. Pour une étrangère comme moi, leur tristesse seule me paraît évidente. Et celle de leurs habitants. Mais ce sont là mes premières impressions après un petit tour en auto dans ces deux villes, en apéritif a dit Roberto en riant. Mais ma fatigue(et un reste ancien de politesse) ne m’a pas permis de lui répondre que j’aurais préféré rester dans l’atelier à regarder leurs derniers travaux en cours.
20 mars : J’ai décidé de tenir une sorte de journal (notebook) durant mon séjour. Ce n’est pourtant pas dans mes habitudes. Il faut dire qu’au Mexique je n’en ai aucun besoin, communiquant par le biais de mon blog avec mes amis et moi-même. Mais ici, tout est si différent de la vie que nous menons à Mexico ! Tout est si calme, si gris parfois, si immobile. Au moins, ai-je pensé en achetant ce carnet rouge, rue de l’Aspic, dans une petite librairie un peu vieillotte, au moins mettrai-je un peu de couleur dans la grisaille de ce printemps nîmois. Comment traduire l’impression que j’ai marchant dans cette ville minuscule au charme d’un autre temps, encombré de voitures et de gens bavards ? Ici, on dirait qu’il n’y a qu’une seule colonia, la vieille ville, et un seul faubourg, la ZUP où vivent les plus pauvres. Mais je ne sais rien de Nîmes pour l’instant, uniquement ce que je vois de ma fenêtre et ce que m’en racontent mes amis, Roberto et Karla. Regrettent-ils le D.F. ? ai-je fini par leur demander le deuxième soir ? Ils ont hésité avant de répondre. Karla a dit : nous retournerons au Mexique dans un an, ça passe vite. Et Roberto : être en France, c’est une chance pour nous.
Puis nous avons parlé d’autre chose. Je ne suis pas sûre que mes amis soient aussi heureux qu’ils le prétendent. Le Sud de la France représente pour beaucoup d’étrangers un lieu de rêve. C’est le cas pour Karla et Roberto, mais ce sont des artistes et non des touristes seulement avides d’exotisme à bon compte, l’atelier mis à leur disposition est vaste et lumineux, et la lumière de Nîmes est tout à fait particulière. J’ai fait quelques photos, pour essayer d’en saisir les traces fugitives. Le français est une langue curieuse. Arriverai-je un jour à la comprendre ? Quant à l’écrire, j’y ai renoncé. Heureusement j’ai eu la bonne idée d’emporter avec moi plusieurs livres en espagnol dont la Correspondance de Franz Kafka et évidemment le Quichotte.
Avant de dormir hier soir, j’ai noté une phrase extraite d’une des lettres de Kafka à Lise Weltsch, écrite le 6 juin 1914, et un moment j’ai pensé qu’il me faudrait l’envoyer à Ulis Lima, ce qui est tout à fait stupide :
« Il se peut qu’on n’apprenne pas grand-chose à l’étranger, mais ce peu est énorme tant qu’on ne l’a pas. »
Voilà qui définit assez bien à la fois les raisons qui ont conduit Roberto et Karla à venir en France, et moi, à leur rendre visite. Il me fallait partir de Mexico où la mort de certains de mes amis avait rendu les rues si désertes et inhospitalières que je me retrouvais incapable de sortir de chez moi. Même si on me célébrait (moi, si jeune, si inexpérimentée, doutant de tout et de moi, en particulier) j’étais en proie à l’incertitude. Mes relations amoureuses avec le poète Emiliano Reis étaient tout sauf satisfaisantes. Mes installations vidéo me paraissaient de plus en plus insignifiantes, malgré les cris d’enthousiasme de ma mère et de son amie Remedios, qui tient la galerie Moderne, avenue Calzada de los Misterios et expose mon travail depuis presque quinze ans maintenant. Une artiste, jeune, moderne comme toi, à qui tout réussit, qui excelle aussi bien dans l’image que dans la danse, l’arrière-petite-fille de Léon Trotski, etc…Voilà le genre de mensonges que je ne supportais plus d’entendre, ni dans la bouche maternelle, ni dans celle d’Emiliano ou de ses amis poètes du groupe Sangre y Muerte. À Nîmes, personne ne me connaissait. Je pouvais renaître. Ou tout au moins, essayer. Ce que ne savaient ni Karla ni Roberto, c’est combien je me sentais mal. Ou plutôt combien j’avais perdu toute confiance en mon travail depuis la mort de Ulis Lima.
Tout d’un coup, à cause de sa défection, j’ai vu la vanité de toute entreprise artistique révolutionnaire. Ulis Lima s’était suicidé parce qu’il avait une tumeur au cerveau. Il ne supportait plus de souffrir et s’en était expliqué dans une lettre qu’il avait choisi de m’envoyer par la poste, alors que nous nous voyions quasiment tous les jours.
Mi querida, la vie devient comme ma tête. Il me faut donc en finir. La couper. Et ce, d’une manière radicale et poétique.
Je n’emploierai pas ces moyens brutaux qu’utilisent les suicidés dans les romans.Je rêverais si c’était possible de disparaître absolument. Devenir l’invisible Ulis Lima. Mais tu serais trop triste sans doute. Alors, comme dans les rêves je boirai un breuvage qui fera de moi un mort tranquille et je sombrerai dans l’eau des songes rougie de mon sang. Surtout n’essaie pas d’interrompre le cours de l’histoire, querida. Nous nous reverrons ailleurs. Tu connais le proverbe ? Tout est bien qui finit bien. Il s’agit dès lors de finir bien et je vais m’y employer.
Te quiero,
Ulis
Et moi, alors ? Qu’est-ce que je deviens sans toi, Ulis ? lui avais-je demandé sur le pas de sa porte. Je m’étais précipitée chez lui, craignant d’arriver trop tard. Il m’avait écouté en penchant un peu la tête à cause de sa tumeur et répondu : querida, tu n’es pas malade, tu es seulement très jeune. Tu verras, ça aussi, comme le reste, passe. Sa manière déconcertante d’expliquer ses actions encore une fois m’avait cloué le bec. Et, quelques jours plus tard, il s’était ouvert les veines dans sa baignoire, dans cet appartement de la rue Republica de Venezuela que j’aimais tant, au milieu de ses livres et de ses dessins, et moi, j’étais orpheline, sans lui, sans la possibilité de venir le voir à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. La veille de sa mort, nous avions passé la soirée ensemble à boire du mezcal Double Suicide (C’était vraiment le nom de la marque qui fabriquait ce mezcal). D’où avait-il extrait cette bouteille au nom prophétique ? Voulait-il me signifier que sa mort et la mienne étaient définitivement liées à défaut de nos vies ? Et de retour chez moi, j’avais tenu à écrire une des phrases qu’il avait prononcées ce soir-là , parce qu’elle me semblait une clé à la fois pour comprendre Ulis mais aussi pour me comprendre moi-même et pour parvenir de l’autre côté sans lui me tenant la main, comme il aimait à le faire quand nous lisions ensemble nos poèmes révolutionnaires et post modernes ! Cette phrase, me disais-je, me parlera de lui jusqu’à la fin. Ulis Lima. Il m’arrivait de prononcer son nom des dizaines de fois à la suite pour me persuader de son existence. Ulis Lima, Ulis Lima, Ulis Lima, Ulis Lima. Moi, Rosario Joaquina Montes, j’avais la chance de connaître le poète Ulis Lima. Et je pouvais parler avec lui, l’écouter, et consigner les plus énigmatiques des phrases qu’il me disait. J’ignorais qu’il se donnerait la mort le lendemain. Évidemment je savais que la date approchait, les souffrances d’Ulis augmentant de jour en jour malgré la morphine. La phrase parlait à la fois de la mort et de la poésie, ce qui ne pouvait me surprendre de la part d’Ulis.
« Il faut se tenir à distance des armes à feu dans le roman et la poésie ; elles sont d’une vulgarité insoutenable. »
J’étais d’accord avec lui. Il y avait des actes d’une vulgarité insoutenable. Nous en avions parlé plusieurs fois ensemble. Comme dire du bien des morts ou photographier un moribond pour exhiber son image ensuite tel un trophée de chasse. Il y avait des gens pour qui ces actes semblaient nécessaires et légitimes. Comme fouiller dans les affaires des absents, ouvrir leurs lettres, porter leurs vêtements. En de trop nombreuses occasions, ma mère s’était comportée de la sorte. Quant à Emiliano Reis, le directeur de revue, le poète et l’amant occasionnel, il était si coutumier de ce genre d’actes que c’en était déconcertant. Peut-être était-ce ce qui me retenait de rompre certains jours ? Cette tranquille assurance, l’arrogance des gens comme lui, persuadés d’être dans leur bon droit, quoi qu’ils fassent.
Très beau