Histoire de la vieille dame, du chat invisible et des mensonges
25 mars
Jusqu’où irai-je dans le mensonge ?
C’est ainsi que peut commencer cette histoire parce que depuis longtemps face à ma mère, en sa présence ou au téléphone, ma mère, la vieille dame du titre, je m’exerce au mensonge.
Le printemps pointe son museau partout, chien fureteur sous les jupes des fleurs, et ma mère, la vaillante, la terrible, l’effrayante est toujours vivante.
Depuis un an, je suis celle qui ordonne sa vie, lui donne son rythme et l’installe dans un ailleurs qui lui fait peur. De la soumission inquiète, je suis passée au rôle actif de fille prévenante et occupée. A very busy daughter. Et elle, la despotique et acariâtre est devenue presque aussi douce qu’une petite ânesse au pré – ânesse dont on peut redouter toutefois quelques ruades lorsque vraiment la contrainte se fait insupportable.
Ainsi, depuis plusieurs mois, ma mère vit loin de sa ville natale pour la première fois, et donc, près de chez moi. Nous nous efforçons, l’une et l’autre, de nous accoutumer à ce nouvel état de fait et, peu à peu, malgré son âge avancé, je ne peux toujours pas imaginer que cette nouvelle histoire cesse, histoire dans laquelle je suis celle qui va et vient, de chez moi à la maison de retraite où elle réside,( mais aussi ailleurs : Berlin, Madrid, Helsinki) et elle, l’immobile, l’attentive distraite est arrêtée, perdue dans des chemins qu’elle n’arpentera jamais plus.
Nous nous imaginons, l’une et l’autre, que nous nous entendons mieux qu’avant. Peut-être parce que j’apporte, à chacune de mes visites, des choses essentielles et superflues comme le journal, de l’eau minérale, des fleurs et des fraises, ce qui lui parle du monde agité dans lequel nous vivons, nous, les valides, et dans lequel elle ne s’agite plus, plus du tout. Ainsi elle peut nous plaindre en toute sérénité, nous, qui sommes englués dans ce monde incompréhensible et brutal. Ce nous englobant sa fille et tous les autres, soignants et amis, tous ceux qui, comme moi, sont encore en activité.
Dans les vastes couloirs, je croise toujours les mêmes personnes, la dame folle, d’accord, d’accord, celle qui erre à la recherche du jardin perdu de son enfance, et dont le mari vient chaque soir la faire manger, le vieux monsieur qui ressemble à Bill Murray et me fait chaque fois des grimaces en rigolant, et les soignants et soignantes, en blanc, l’air en pleine santé, forcément, la mine souriante et fraîche, paraissant encore plus jeunes au milieu de tous ces vieillards, et je m’étonne de ce mot, parce que ma mère – que jusque là je ne parvenais ni à toucher ni à embrasser aisément – , ma mère, depuis que nous sommes entrées ensemble dans cette histoire-là , ma mère qu’il m’arrive de consoler en la prenant dans mes bras ne peut être qualifiée à aucun moment de vieillarde repoussante et inquiétante. Plutôt une version adoucie le plus souvent de la mère que j’ai connue et qui m’a fait si souvent peur, oui, si souvent, et mal aussi, et maintenant nous voilà plus calmes, l’une en face de l’autre, l’immobile et la toujours en mouvement.
Les actes que j’accomplis, au demeurant minimes, ces actes ne sont jamais aussi éprouvants que les visites que je lui rendais lorsqu’elle habitait encore chez elle, à Marseille, la ville sans pareille. ( Peut-être parce que dans ce nouveau territoire, je n’ai jamais cohabité avec elle ? Ce lieu neuf répondant à des nécessités cliniques est indemne de nos colères, de nos ressentiments. Sans doute.) Devenue l’indispensable médiatrice qu’elle espère et non plus la fille dont elle ne comprenait ni les amours ni la vie, je suis à présent l’envoyée de Dieu, du Ciel, un ange et du coup, ce nouveau statut m’aide à pousser la porte. Avec moi entre ici l’odeur du monde des vivants. Pourtant, ici, ça vit et drôlement, cris, humeurs, puanteurs, dans les chambres, pas frottés sur le sol, pas pressés dans les couloirs, mais ça sent moins mauvais qu’à l’hôpital où l’odeur d’excréments, dès l’entrée dans le service, vous accueillait. Odeur effrayante qui fait reculer les plus délicats. En face de ce monde inconnu et odorant, peu à peu, je m’apprivoise.
Ma mère, un numéro de chambre, un couloir, un code pour la porte du service.
Cet après-midi, je suis allée en face de chez nous, dans la remise où sont entreposés ses meubles et ses affaires. J’en ai extrait un chevet, un grand miroir, une lampe et un petit cadre doré acheté à Florence. Ce sont des morceaux de sa vie que je veux lui apporter pour qu’à nouveau elle se les réapproprie. Est-ce que j’agis ainsi pour lui faire plaisir ? Pour lui faire toucher du doigt le passé et le présent ? Ou, pire, l’enfermer encore davantage ou, au contraire, ouvrir un peu sa cage en attirant son attention sur ces éléments épars de sa maison, de sa raison ?
Très beau.
5/5